Swans


 

Deux génocides parallèles et liés entre eux : l'Irak et la Palestine

par Edward S. Herman

Traduction française par Marcel Charbonnier *

English version

February 3, 2003

 

Vous rappelez-vous ces prévisions optimistes, il y a une douzaine d'années, qui nous annonçaient que dans le monde post-soviétique, débarrassé du conflit acharné entre deux systèmes rivaux, l'Occident capitaliste libéral ayant triomphé, nous assisterions bientôt à la généralisation de la paix, de la tolérance et de la prospérité ? C'est hélas le contraire qui s'est produit : la concentration des grands monopoles, la globalisation et la projection agressive du pouvoir militaire désormais incontesté des Etats-Unis, ont contribué à éroder la réalité démocratique et à étendre les inégalités, les conflits, les épurations ethniques et la guerre ouverte à l'échelle planétaire.

Une chose est, toutefois, absolument remarquable, dans ce Nouvel Ordre Mondial : le génocide, que la communauté internationale était supposée ne " plus jamais " permettre qu'elle advienne à nouveau après les horreurs de l'holocauste nazi, est en train de devenir presque banal...Il est d'ailleurs actuellement en cours dans deux régions séparées, mais voisines, les deux étant politiquement liées l'une à l'autre. Il est remarquable, aussi, que ces deux génocides -- parallèles et se renforçant mutuellement -- soient en train d'être menés à bien par la Superpuissance qui revendique précisément sa nature de dépositaire d'une moralité particulièrement élevée, et par son client israélien, largement considéré aux Etats-Unis comme une " lumière parmi les Nations " (Anthony Lewis), et dont les citoyens -- des juifs -- sont les héritiers des victimes du génocide nazi.

Dans ces deux génocides en cours, les Etats-Unis sont le facteur causal dominant, étant donné qu'ils accomplissent l'un d'entre eux directement tout en facilitant l'exécution de l'autre par l'aide et la protection qu'ils accordent à son réalisateur. Ce sont eux qui ont imposé les " sanctions de destruction massive " qui ont décimé le peuple irakien, et ce sont encore eux, les Etats-Unis, qui sont en train de préparer une guerre d'agression contre cet Etat victime et sa malheureuse population vouée à payer à nouveau un terrible tribut en vies humaines sacrifiées. Cela fait un demi-siècle qu'Israël, de son côté, est engagé dans l'épuration ethnique des Palestiniens, avec l'aide économique et militaire ainsi que la protection diplomatique indéfectible et cruciale des Etats-Unis, mais il a enclenché la vitesse supérieure dans son génocide, sous la protection de George Bush et la couverture de sa " guerre contre le terrorisme ". Les Etats-Unis se servent d'Israël comme d'un supplétif afin de maintenir leur domination sur le Moyen-Orient et aussi pour d'autres " menus " services ; et Israël utilise les Etats-Unis, qui l'aident à poursuivre son " rachat " des terres qu'il confisque aux habitants non-juifs des territoires occupés.

Pour Israël, l'Irak représente depuis longtemps une puissance adverse qu'il salive à l'idée de voir détruite et occupée par son protecteur américain, et, comme cela a été relevé par maints commentateurs israéliens et autres -- mais continue à être royalement ignoré par les médias américains consensuels -- Israël, sous le couvert de la guerre que les Etats-Unis s'apprêtent à déchaîner contre l'Irak, aura tout loisir de mener rapidement à bien son nettoyage ethnique des territoires occupés. Cette possibilité fait l'objet d'un débat fort actif en Israël même. Les deux génocides sont aussi liés entre eux par une étroite connexion existant entre les institutions militaires des deux pays (Israël et Etats-Unis), ainsi que par l'influence du puissant lobby pro-israélien aux Etats-Unis, lequel sert les intérêts d'Israël en exerçant des pressions pour obtenir une aide et une protection américaines accrues à Israël, tout en les incitant, parallèlement, à déclencher leur guerre contre l'Irak -- guerre qui servirait, elle aussi, les intérêts d'Israël. Ce lobby, non content d'aider à contrôler le débat médiatique et de transformer le Congrès américain en " territoire occupé par Israël ", a veillé à ce que de nombreux responsables officiels à la " loyauté duale " occupent des postes décisionnels stratégiques dans l'administration Bush [voir Kathleen et Bill Christison, " A Rose By Another Name : The Bush Administration's Dual Loyalties " (Appeler un chat autrement : les loyautés duplices de l'administration Bush), in Counterpunch, 13.12.2002].

Le mot " génocide " a été utilisé avec trop de légèreté à l'époque contemporaine et, à l'instar du mot " terrorisme ", il est employé avec ce " double standard ", ce " deux poids -- deux mesures " tellement familier et tellement intrinsèque au service de propagande que l'on dénomme par antiphrase la Presse Libre. William Safire déclare ainsi que " notre patrouille imposant une zone d'interdiction de survol en Irak... protège les Kurdes irakiens d'un génocide " (The New York Times, 26.02.2001), mais Safire ne suggérerait pour rien au monde que les Kurdes turcs ont besoin d'être protégés contre un génocide eux aussi, pour ne rien dire des civils irakiens soumis aux sanctions économiques, aux bombardements et à une attaque massive à venir, diligentés par les Etats-Unis. Ce terme a été utilisé fréquemment par les médias bien pensants, en faisant référence aux agissements des Serbes au Kosovo, et auparavant à leurs opérations en Bosnie. Mais, en ce qui concerne la politique américaine à l'égard de l'Irak ou encore les agissements d'Israël dans les territoires occupés, dans les rares cas où ce mot apparaît, ce sont presque toujours les seuls Arabes et quelques autres étrangers qui osent l'employer. Ainsi, le mot " génocide " a été utilisé en 85 occurrences dans le New York Times à propos des Serbes au Kosovo en 1999 (à 16 occurrences dans les éditoriaux), mais ce terme n'est utilisé qu'à 9 reprises lorsqu'il est question d'Israël, et en aucun cas dans un éditorial (engageant son auteur politiquement), de surcroît en citant uniquement des propos tenus par des non-Américains...

Tout aussi notable est le fait que le Tribunal Pénal International pour l'Ancienne Yougoslavie (ICTY, ci-après : " le Tribunal ") ait prit quelque liberté avec l'utilisation du " génocide ", Milosevic et de nombreux autres prévenus étant accusés d'avoir prétendument perpétré ce crime. En 1996, Radovan Karadzic fut accusé d' " intention génocidaire " -- accusation fondée en grande partie sur une déclaration qu'il avait faite en 1991, exhortant Alija Izetbegovic à reconnaître l'aspiration des Serbes de Bosnie à demeurer dans la Yougoslavie -- Karadzic avait notamment dit : " Ne pensez pas qu'il soit possible que vous ne fassiez pas disparaître les musulmans de Bosnie, parce que les musulmans seront incapables de se défendre, en cas de guerre -- Comment pourrez-vous empêcher que tout le monde ne finisse par être tué, en Bosnie-Herzégovine ? " Bien que cette phrase alambiquée ait été prononcée en manière d'avertissement, afin d'éviter une guerre, elle a été présentée par le Tribunal comme une preuve " irréfutable " d'une intention génocidaire. C'est d'une manière bien différente que sont traités les avertissements lancés par les Etats-Unis, selon lesquels ils sont prêts à " mettre fin aux Etats " qui hébergeraient des terroristes, ainsi que les dizaines de déclarations du gouvernement israélien déshumanisant ses victimes et exprimant l'intention d'expulser les non-Juifs d'Eretz-Israël- voire de se débarrasser d'eux.

On peut arguer du fait que des politiques portant le terrorisme d'Etat jusqu'au paroxysme des massacres de masse à des fins politiques et " infligeant de manière délibérée à un groupe humain des conditions de vie déterminées de façon à entraîner sa destruction physique partielle ou totale " (Article 2 c de la Convention sur la Prévention et la Lutte contre le Crime de Génocide) sont constitutives d'un génocide. Les politiques de sanction appliquées contre l'Irak, initiées à la suite de la destruction des principales infrastructures publiques, affectant la santé et l'alimentation de la population, au cours de la guerre du Golfe, en 1991, semblent remplir les conditions nécessaires pour être qualifiées de génocide, et la guerre imminente contre une population irakienne déjà très durement affectée ne pourra que renforcer la légitimité de cette déduction. La destruction, en 1991, des systèmes d'irrigation et de drainage, a été entendue clairement par les responsables américains comme un moyen de porter atteinte à la santé des civils. Un document de l'Agence pour le Renseignement militaire (Defense Intelligence Agency), daté de 1991, affirme que les " conditions (en Irak) sont favorables à l'éclatement d'épidémies, en particulier dans les grandes concentrations urbaines affectées par les bombardements alliés " [Thomas J. Nagy : " The Secret Behind the Sanctions : How the U.S. Intentionally Destroyed Iraq's Water Supply " (" Le secret des sanctions : comment les Etats-Unis ont-ils délibérément détruit les adductions d'eau en Irak ?), in The Progressive, septembre 2001.] De nombreuses interventions des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, visant à renforcer ces sanctions depuis leur imposition, ont empêché que ces infrastructures soient réparées, tandis que toute autre forme d'aide était déniée à une population civile irakienne souffrant terriblement de cette situation [Joy Gordon, " Sanctions as a Weapon of Mass Destruction " (Les sanctions : une arme de destruction massive), in Harper's Magazine, novembre 2002]. Parmi de nombreuses déclarations similaires de responsables américains haut placés, citons Robert Gates, qui a affirmé en 1991 que " les Irakiens devront payer le prix, tant que Saddam Hussein restera au pouvoir ". Il s'agit, depuis le début, de massacres de masse intentionnels, sans aucune limite apparente, jusqu'à ce que l'objectif du " changement de régime " ait été atteint.

Le nombre de tués, en Irak, est déjà impressionnant : les estimations vont de un million à un million et demi d'Irakiens, dont environ la moitié d'enfants en bas âge. Remontons à 1996 : cette année-là, Madeleine Albright admit, sur une chaîne de télévision américaine, que 500 000 enfants avaient sans doute trouvé la mort en raison des sanctions, mais elle précisa à l'époque que c'était là " le prix à payer ". Karl et John Mueller, dans la revue Foreign Affairs (" Sanctions of Mass Destruction ", mai/juin 1999), concluaient en disant que les sanctions avaient tué à l'époque plus d'Irakiens que " toutes les armes de destruction massive jamais employées durant toute l'histoire ne l'avaient fait ". Il est inutile de préciser que le nombre des victimes des sanctions en Irak dépasse de manière incommensurable celui enregistré en Bosnie, pourtant perçu avec horreur en Occident comme représentant un cas très clair de génocide (il y eut en Bosnie, de manière quasi certaine, moins de 60 000 victimes, bien que l'estimation des musulmans bosniaques, de l'ordre de 200 à 250 000, ait été prise pour parole d'Evangile par David Rieff, notamment. [cf. Diana Johnstone, " Fools' Crusade " (La Croisade des Dupes), 53-55]. Aujourd'hui, les Nations Unies estiment qu'une guerre américaine pourrait menacer jusqu'à une dizaine de millions d'Irakiens supplémentaires, en particulier en raison de leur dépendance pour leur survie des rations alimentaires gouvernementales et des effets vraisemblables de la guerre sur les transports et les communications.

Ainsi, on doit considérer comme un succès miraculeux de la propagande belliciste le fait que les médias américains, non seulement aient réussi à cacher à nos regards ce génocide qui continue à être perpétré depuis douze ans, mais encore à transformer l'obsession américaine d'écarter Saddam du pouvoir et de se débarrasser de la " menace " qu'il est censé représenter en une sorte de croisade morale -- les Etats-Unis devenant ainsi un génocide (par référence au parricide, ndt) bienfaiteur ! Les médias nous présentent une soi-disant patience américaine exaspérée par un gros méchant -- auquel les Etats-Unis (et la Grande-Bretagne) n'avaient pas plaint les armes de destruction massive, et qui les avait utilisées, sous la protection diplomatique des Etats-Unis, dans les années 1980. Peut-être (sait-on jamais ?) les médias indonésiens, durant les années du génocide perpétré par l'Indonésie dans l'Est-Timor (1975-1980) présentaient-ils eux aussi l'Indonésie comme une puissance morale accomplissant sa noble mission en empêchant des infidèles de s'emparer du pouvoir dans la pauvre province victime ? Ils ne peuvent en aucun cas avoir surpassé la performance de la Presse Libre, qui a littéralement occulté un génocide en cours afin d'aider ses dirigeants à conditionner le public en vue d'une guerre -- et donc, d'un génocide supplémentaire.

Les agissements génocidaires d'Israël progressent lentement mais sûrement, les Israéliens étant engagés dans un processus sur le long terme d'épuration ethnique des Palestiniens, dans le but de " racheter la terre " pour les Juifs. Tel était déjà le but très clair de Theodore Herzl, dès 1895 -- " le processus d'expropriation... doit être mené à bien discrètement et avec circonspection " et jusqu'à Ariel Sharon, en 1998 -- " Tout ce qu'on ne pourrait pas arracher finirait entre " leurs " mains ". Les victimes ont résisté, principalement grâce à des moyens pacifiques, comme durant la première Intifada, au cours de laquelle plus de mille Palestiniens furent tués par l'Etat ethno-purificateur. Mais avec la deuxième Intifada, la population palestinienne, dans une situation encore plus désespérée, eut recours à la violence des attentats suicides. Les moyens pacifiques n'avaient eu aucun résultat -- les Nations Unies et la soi-disant " communauté internationale " ayant échoué lamentablement tout au long des décennies successives, à mettre un terme à la purification ethnique inexorable perpétrée par les Israéliens. La seconde Intifada a induit une escalade de la violence israélienne ainsi qu'une nouvelle structure de pensée génocidaire en Israël, consistant en des stratégies de paupérisation délibérée et de " transfert " des Palestiniens, ce qui ne manque pas d'être lourd de la menace qu'on s'achemine vers " l'imposition délibérée, à un groupe humain, de conditions de vie telles qu'elles entraînent sa destruction, totale ou partielle. "

Ce qu'Israël a pu inscrire dans les faits tout en s'en tirant à très bon compte, sans être inquiété, est absolument stupéfiant. Tout d'abord, c'est un Etat ouvertement raciste, explicitement réservé aux juifs, tous les autres y étant de facto des citoyens de seconde catégorie -- " une " Herrenvolk Democratie " régie par un " peuple de seigneurs ", dit Baruch Kimmerling, sociologue à l'Université de Tel Aviv. Si les juifs de France étaient traités comme les Arabes palestiniens citoyens israéliens en Israël, nous entendrions des hauts cris, de part le monde, dénonçant l'antisémitisme et le racisme sévissant en France, qui ne manquerait pas d'être condamnée et ostracisée. Israël est le seul pays qui puisse se permettre d'avoir un système politique raciste, capable même d'accorder aux juifs vivant à l'étranger plus de droits qu'il n'en concède aux Arabes indigènes vivant sur son territoire.

En 1999, le professeur en " droits de l'homme " à Harvard et tout nouveau collaborateur régulier au New York Times Magazine -- j'ai nommé Michael Ignatieff -- nous expliqua pourquoi les Serbes allaient sans doute massacrer les Albanais à Racak : " La raison est simple... Il n'y a qu'en Serbie que la haine raciale soit érigée en idéologie officielle. " C'était un mensonge éhonté : Belgrade était une capitale tout ce qu'il y a de plus multiethnique et les Albanais qui y vivaient n'y étaient en butte à aucune discrimination. Dans son fameux discours de 1989, dans lequel il aurait soi-disant proclamé une supériorité ethnique nationaliste serbe, Milosevic avait affirmé que " la Yougoslavie est une communauté multiethnique, et elle ne pourra survivre qu'à la condition que soit reconnue une égalité totale entre toutes les nations qui la composent et y vivent. " Aucune affirmation ne contredisant cette déclaration ne saurait être trouvée dans l'ensemble de ses discours, et il ne proclame nulle part une supériorité ethnique ni une quelconque intention de procéder à une épuration ethnique. En revanche, on ne trouve rien qui ressemble à la déclaration de Milosevic chez Ariel Sharon, ni d'ailleurs chez feu Yitzhak Rabin, mais on peut dénombrer venant d'eux des dizaines de déclarations traduisant la haine raciale et une intention ouvertement formulée d'épuration ethnique. Mais Michael Ignatieff n'a pas encore trouvé cela digne d'attention, ses préoccupations en matière de droits de l'homme, canalisées ailleurs, s'étant sans doute égarées en chemin...

De plus, Israël est depuis très longtemps en mesure de procéder au nettoyage ethnique et à l'installation d'un peuple privilégié dans les territoires occupés, en violation de l'aversion morale proclamée de l'Occident pour l'épuration ethnique, du consensus de la communauté mondiale et de la légalité internationale. L'expression " épuration ethnique ", à l'instar du " génocide ", est utilisée ad libitum par les médias afin de décrire les opérations de la Serbie en Bosnie et au Kosovo, mais elle n'est jamais appliquée aux opérations d'Israël dans les territoires occupés, bien que l'expression soit beaucoup plus adaptée à ce dernier cas qu'aux Balkans [pour des données chiffrées, voir mon article : " Israel's Approved Ethnic Cleansing, Part 3 " (L'épuration ethnique internationalement approuvée d'Israël), in Z Magazine, juin 2001]. En Bosnie, nous étions confrontés à une horrible guerre pour le contrôle territorial, durant 4-5 années, qui eut pour conséquence une épuration ethnique parmi trois parties en concurrence, la partie supposée la plus faible (les musulmans bosniaques) bénéficiant d'une assistance militaire massive de l'Otan, de l'Arabie saoudite et de mujahidines -- tandis qu'Israël épure ethniquement une population quasiment désarmée, tout en bénéficiant d'une aide militaire (américaine et occidentale) massive, depuis des décennies. Au Kosovo, il y avait seulement une guerre civile (bien qu'elle eût été encouragée de l'extérieur) -- et les Serbes ne repoussaient en aucun cas les Albanais en dehors du Kosovo afin de préparer le terrain pour une occupation serbe. Par contraste, dans les territoires occupés par Israël, la purification ethnique est pratiquée, très clairement, afin de débarrasser le terrain en vue de l'établissement de colonies réservées au " peuple élu ". Des maisons des seuls Palestiniens sont démolies, les oliviers et les arbres fruitiers des seuls Palestiniens sont déracinés, par milliers.

Une fois de plus, nous constatons que Michael Ignatieff est venu claironner son énorme indignation face aux " expulsions " pratiquées par les Serbes au Kosovo, indignation " fondée ", répétons-le, sur un mensonge : Ignatieff a affirmé que " Milosevic avait décidé de résoudre un " problème interne " en exportant une nation toute entière vers ses voisins démunis... il s'agit d'une véritable solution finale au problème du Kosovo. " Il a tout simplement oublié de mentionner que l'exode des Albanais n'a commencé qu'APRES que l'Otan eût entrepris sa campagne de bombardements ; que l'ALK (Armée de libération du Kosovo) travaillait en coordination avec l'Otan durant cette guerre et que les attaques et les expulsions menées par les Serbes se concentraient sur des régions tenues fermement par l'ALK et qu'elles pouvaient, par conséquent, s'expliquer par des exigences militaires et stratégiques ; ainsi que le fait qu'un pourcentage plus élevé de Serbes que d'Albanais s'étaient enfuis durant les bombardements. Mais, une fois de plus, s'étant départi de son indignation lorsqu'il fustigeait les Serbes, Ignatieff garde le silence sur le nettoyage ethnique perpétré par Israël, bien que ce nettoyage ethnique soit réel, affiché et délibéré ; il s'agit pourtant, là aussi, d'un cas où ont lieu des discussions où l'on évoque d' " exporter une nation entière " vers les pays voisins indigents... d'Israël. Ignatieff a découvert qu'une indignation canalisée avec soin, pour peu qu'elle soit compatible avec l'agenda politique de l'Etat (américain), est rentable et que, le cas échéant, le fait de mentir, pour les besoins de la cause, ne fait encourir nulle sanction.

En dépit de l'extrême clarté du programme d'épuration ethnique d'Israël, la Presse (dite) Libre se concentre sur les victimes " dignes d'intérêt ", et occulte celles qui " ne le sont pas " (les Palestiniens), bien qu'elles soient en train d'être expropriées, en accord avec le gouvernement du pays où ladite Presse Libre est diffusée (les Etats-Unis). Cela évoque l'utilisation par la presse des mots " terrorisme " et " représailles ", là encore en accord parfait avec la politique américaine. En Israël même, des officiers de la résistance armée, des survivants de l'Holocauste et de nombreux intellectuels désignent avec insistance l'occupation et le nettoyage ethnique comme la racine du problème : cela signifie qu' " Israël, bien loin d'être une démocratie en état de légitime défense, est un régime ethnique suprématiste... qui gouverne des millions de personnes soumises à des conditions atroces de blocus et de couvre-feu " (Aeyal Gross, Université de Tel Aviv) ; " Quand le monde arrêtera-t-il d'ignorer le fait que l'objectif du gouvernement israélien n'est pas la sécurité, mais la continuation de l'occupation et de l'assujettissement du peuple palestinien ? " (Lev Grinberg, Université Ben Gourion). Les dirigeants israéliens " ont construit une serre dans laquelle ils sèment et cultivent les terroristes suicidaires. Une personne dont le frère bien-aimé a été tué, dont la maison a été détruite dans une orgie de vandalisme, qui a été mortellement humiliée sous les yeux de ses propres enfants... cette personne va au marché et y achète un flingue " (le pacifiste israélien Uri Avnery).

Plus récemment, des analystes critiques israéliens ont commencé à mettre l'accent sur les plans des dirigeants israéliens visant à accélérer leurs opérations de génocide [Ur Shlonsky, " Zionist Ideology, the Non-Jews, and the State of Israel " (L'idéologie sioniste, les non-juifs et l'Etat d'Israël), Université de Genève, 10.02.2002 -- les citations qui suivent proviennent de cet article]. Dans cette analyse, il est reconnu que la priorité des priorités est d'écraser la résistance palestinienne. " La population civile doit être terrorisée, en assurant une destruction maximale des propriétés et des ressources culturelles. " Ensuite, une guerre doit être suscitée, afin de préparer des expulsions semblables à celles de 1948. Parallèlement, " la vie quotidienne des Palestiniens doit être rendue insupportable : ils doivent être enfermés dans les villages et les villes, on doit leur empêcher toute vie économique normale, les tenir à l'écart des emplois, des écoles et des hôpitaux. Cela encouragera l'émigration et affaiblira la résistance à de futures expulsions. " Troisièmement, la classe politique palestinienne doit être décimée au moyen d'assassinats et d'expulsions. Quatrièmement, la colonisation doit se poursuivre et s'intensifier, afin de produire des faits accomplis, sur le terrain.

Tout cela aura pour effet de stimuler le " terrorisme " venant des victimes, mais cela sera profitable, car cela sèmera la peur au sein de la population israélienne, ce qui ne pourra qu'apporter de l'eau au moulin des extrémistes. Ainsi, " tous les éléments sont mis en place pour ce que Des Forges, dans un autre contexte, avait appelé " la campagne génocidale ". De plus, les actions kamikazes permanentes et la couverture médiatique qu'elles génèrent fourniront un élément central dans la lutte visant à rallier l'opinion mondiale à la Cause Sioniste. " Cette campagne génocidale étant appelée à susciter inévitablement des critiques à l'étranger, en dépit des efforts déployés par les médias occidentaux afin de la présenter sous le meilleur jour, les communautés juives à l'extérieur d'Israël doivent être mobilisées afin de faciliter et de prendre fait et cause pour les opérations menées par Israël ". Dans un tel contexte, il deviendra nécessaire d'utiliser -- et à long terme, d'encourager -- la haine anti-juive en Europe et ailleurs, afin de susciter une solidarité juive avec le projet sioniste. " Cela impliquera la nécessité de se départir d'une longue tradition de soutien des Juifs aux causes laïques et humanistes, en faveur d'un objectif mesquin exigeant que l'on approuve l'épuration ethnique et jusqu'au génocide mis en œuvre par des dirigeants de l'engeance des Sharon et autre Netanyahu.

En résumé, les conditions sont mûres pour débarrasser la Palestine de ses habitants -- non-juifs -- importuns. Les Palestiniens des territoires occupés sont désormais régulièrement traités avec mépris, humiliés, les violations de la Convention de Genève étant " commises jour après jour, heure après heure et même minute après minute par les autorités israéliennes à l'encontre des Palestiniens " [Amnesty International, 02.04.2002]. De hauts responsables de l'Etat israélien les traitent de " poux ", de " sauterelles ", de " cafards " ou de " cancer à extirper ", sans que l'Occident s'insurge. La population israélienne a connu de lourdes pertes, elle vit dans la crainte et elle est encline à écouter les leaders politiques qui leur promettent une " sécurité " illusoire, au moyen d'une intensification de la répression contre les Palestiniens.

La flambée des attentats suicides a amené au pouvoir des dirigeants tel Ariel Sharon, aux riches états de service en matière de brutalité et de violence contre les civils, qui sont tout à fait idoines pour mettre en application un système avancé de nettoyage ethnique, pouvant aller jusqu'à l' " exportation d'une nation entière " vers les pays voisins. Le génocide israélien confié actuellement à la gestion diligente de Sharon n'a pas impliqué jusqu'ici de massacres massifs, même si le nombre des victimes est impressionnant (1 200 Palestiniens tués et 9 900 blessés, par l'armée israélienne, dans les territoires occupés, en 2002). La méthode israélienne consiste à rendre les conditions de vie insupportables aux Palestiniens, en détruisant leurs infrastructures, en les réduisant au dénuement le plus complet, à l'isolement, à l'humiliation, à la peur et au désespoir. Ce terrorisme d'Etat vise à les soumettre à une domination aisée dans des bantoustans, à susciter leur transfert " volontaire " et à les préparer à des expulsions de masse, manu militari.

En Israël, Sharon peut se payer le culot de suggérer de " profiter de l'opportunité représentée par une bataille à Hébron afin de " réduire le nombre des Palestiniens vivant au milieu de colons juifs ", et Benjamin Netanyahu peut affirmer que " nous allons nettoyer toute la région et faire le boulot nous-mêmes ", et ces déclarations sont mises au trou noir dans les médias occidentaux (ces propos n'ont été cités que par le seul Henry Siegman, dans International Herald Tribune, le 7 janvier dernier) - pendant ce temps-là, le Tribunal pour la Yougoslavie recherche désespérément des déclarations du même acabit, mais de Milosevic, car elles lui permettraient de justifier sa condamnation pour " génocide " !

Si Sharon peut faire monter d'un degré son escalade de la violence, c'est parce que l'administration Bush lui a donné un chèque en blanc pour procéder au nettoyage ethnique, à condition que cela soit mené avec discrétion. Le degré de discrétion nécessaire sera déterminé par le degré de coopération des médias, jusqu'ici exemplaire. En Israël même, Gideon Levy écrit que " si les assassinats et les arrestations font l'objet de reportages marginaux dans les médias ; en revanche l'emprisonnement du peuple palestinien dans son ensemble se poursuit, il ne connaît aucune interruption, mais les médias n'en parlent jamais. Des villes entières, dont certains quartiers sont en ruines, sont soumises à un couvre-feu quasi permanent ; une population entière se voit interdire de se rendre d'un village au village voisin... sans une autorisation de l'armée d'occupation -- mais, dans le public israélien, on ne perçoit pas le moindre écho de tout cela " [Ha'aretz, 20.12.2002].

Le même mode de couverture avec sourdine caractérise les médias américains, qui traitent depuis longtemps Sharon comme un homme d'Etat responsable et respectable, bien plus que comme le terroriste de classe internationale qu'il est pourtant. Ils ne rapportent pas - et donc ne risquent pas de dramatiser - les récits de souffrances personnelles, ni ils ne critiquent avec une quelconque indignation le siège que Sharon impose à une population virtuellement sans défense, ni les colonies qui s'étendent sans cesse -- et ils n'ont jamais ni pris pour cible, ni critiqué ces faits qui ressortissent pourtant à la discrimination raciale, à l'épuration ethnique et à l'illégalité. Ces agressions quotidiennes, ces humiliations, ces politiques consistant à appauvrir la population, sont désormais banalisées : on en parle, occasionnellement, en pages intérieures, à la manière dont les médias consensuels évoquaient les massacres de juifs perpétrés par les nazis durant la Seconde guerre mondiale. Les médias se refusent à aborder -- et a fortiori, à critiquer -- l'intention politique du gouvernement Sharon, qui comporte de manière patente la possibilité d'un " transfert " (des Palestiniens). Henry Siegman affirme que Sharon s'est félicité, dans son cercle proche, de sa nouvelle liberté d'action, qui est telle qu'en comparaison avec seulement l'année précédente, ses forces " peuvent aller et venir à leur guise dans la totalité de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, sans que personne ne dise rien. " Cela dresse le décor pour la phase ultérieure du projet génocidaire.

La communauté internationale s'oppose depuis des décennies à la politique d'Israël, mais Israël peut la perpétuer, parce que les Etats-Unis coupent court à toute action effective à l'encontre de l'épurateur ethnique, voire même, soutiennent son épuration ethnique. L'Assemblée Générale de l'ONU vote en faveur d'une action visant à contenir Israël et à le contraindre à se plier aux résolutions du Conseil de Sécurité, généralement votées à 150 ou 160 voix contre 2 ou 3. Israël viole en permanence la Quatrième Convention de Genève, qui interdit à un pouvoir occupant de s'emparer de terres du territoire occupé et d'abuser de sa population. Israël ignore ce texte fondamental, depuis longtemps, grâce à la protection que lui assurent les Etats-Unis.

La communauté internationale s'oppose aussi au génocide américano-britannique perpétré en Irak au moyen des sanctions ainsi qu'à la menace de guerre brandie contre l'Irak. Mais, là encore, la " communauté internationale " n'a rien fait afin de s'opposer à douze années de sanctions, et elle a même permis à ces pays partenaires d'utiliser l'ONU afin d'en faire leur instrument de mort. La communauté internationale n'oppose qu'une résistance de pure forme à la guerre d'agression américano-britannique contre l'Irak. Kevin Begley a fait observer judicieusement que la résolution 1441 de l'ONU préconisant des inspections intensifiées " est le meilleur exemple d'apaisement depuis l'époque où Chamberlain avait offert la Tchécoslovaquie à Adolf Hitler. " Au lieu de défier l'agression programmée, le Conseil de Sécurité a accordé aux Etats-Unis une couverture juridique lui permettant de la légitimer, en semant de nombreuses chausse-trappes permettant ultérieurement de trouver des " infractions matérielles " et de rendre rationnelle une guerre dont l'administration Bush puisse tirer avantage, à moins que le coût politique n'en apparaisse trop élevé.

Les médias et le lobby pro-israéliens ont joué un rôle crucial dans la facilitation de ce double génocide. Comme nous l'avons noté, l'opinion publique n'a pas conscience du fait que le gouvernement américain est déjà coupable d'un génocide majeur en Irak, alors même qu'il s'apprête à perpétrer un génocide de plus. Le pays qui en est victime est considéré représenter une menace sérieuse pour le géant (américain) pitoyable. Quant à Israël, ses agissements et ses projets sont occultés, dans une très large mesure; des mots ou des expressions comme " purification ethnique " et " génocide " ne sont pas utilisés lorsqu'on décrit sa politique, et par un nouveau miracle aux dimensions orwelliennes, sinon kafkaïennes -- les attentats suicides commis par ses victimes directes sont abondamment évoqués, tandis que la régression imposée à la vie palestinienne vers les conditions de l'âge de pierre, pour servir les intérêts du " Grand Israël " est renvoyée aux pages intérieures des quotidiens ou au trou noir médiatique. Tout est prêt pour un transfert et un génocide intensifiés, qui se produiront dès que commencera le nouveau génocide en Irak.


 
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Ressources documentaires :

Le lecteur pourra consulter avec profit le rapport du Tribunal Bertrand Russell sur les Crimes de Guerre sur la Guerre au Vietnam (1967), sur le site : vietnamese-american.org. Parmi de nombreux documents historiques, il y trouvera notamment :

"Forward," par Noam Chomsky

"After Pinkville," par Noam Chomsky

"Speech to the First Meeting," (Discours à la première réunion) par Bertrand Russell

"Aims of the Tribunal," (Les objectifs du tribunal) par Bertrand Russell et al.

"Origins and Objectives of an Intervention," (Origines et objectifs d'une intervention) par Gabriel Kolko

"Report on Chemical Warfare in Vietnam," (Rapport sur les armes chimiques utilisées au Vietnam) par Edgar Lederer

"On Genocide," (Du génocide) par Jean Paul Sartre

 

*  Marcel Charbonnier est le rédacteur du Point d'information Palestine, une newsletter privée réalisée par l'Association Médicale Franco-Palestinienne de Marseille (France). L'AMFP Marseille est une section de l'Association France-Palestine Solidarité, une Association loi 1901 - Membre de la Plateforme des ONG françaises pour la Palestine. Pour recevoir cette publication par courrier électronique il suffit d'envoyer un e-mail à amfpmarseille@wanadoo.fr.  (back)

Ed Herman on Swans (with bio).

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Letters to the Editor

 


Published February 3, 2003
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