Swans Commentary » swans.com 4 juillet 2011  

 


 

 

Swans en français

 

Non Dit
 

 

Marie Rennard

 

Nouvelle

 

 

Ne vaut-il pas mieux tomber entre les mains d'un assassin que dans les rêves d'une femme en chaleur ?

Et voyez moi ces hommes : leur œil le dit -ils ne savent rien de meilleur que de coucher avec une femme.

Il y a de la boue au fond de leur âme ; et malheur à eux si par surcroît leur boue a de l'esprit !

Est-ce que je vous conseille la chasteté ? Elle est en quelques uns une vertu, mais elle est presque un vice en beaucoup d'autres.

Sans doute ils se contiennent : mais dans tout ce qu'ils font la chienne Sensualité est là qui scrute avec envie.

Et comme elle sait gentiment demander l'aumône d'un morceau d'esprit, la chienne Sensualité, quand on lui refuse un morceau de chair.


Friedrich Nietzsche
De la chasteté.
Ainsi parla Zarathoustra.

 

(Swans - 4 juillet 2011)   J'avais débarqué d'Arizona avec femme et enfant à la fin de l'été. Norma suivait des cours de français pour travailler au retour dans le service export de sa boîte, et Pete allait à l'école du quartier.

Le désoeuvrement ne me pesait guère. Pour la première fois, à quarante cinq ans, je découvrais l'ancien monde, dans l'une des plus jolies villes médiévales d'Europe, ses châteaux, ses vieilles prisons, et ses femmes. J'étais loin des américaines de ma jeunesse. Uniformes, aseptisées, conformes. Les robes fendues sans complexes sur des cuisses charnues, les traces de sueur perceptibles aux aisselles, les mèches folles collées aux nuques gracieuses des mères de famille de l'école où je déposais Pete le matin me laissaient euphorique, pantelant, aussi libre qu'un chiot, la truffe brûlante des plus secrets parfums, des plus érotiques pensées.

Nous avions emménagé dans un appartement exigu de la vieille ville, et la voisine m'avait pris sous son aile et guidé au sein du harem des mères de famille du quartier, ouvert les portes du paradis.

Elles étaient quatre, amies de longue date, à se retrouver le matin aux terrasses ensoleillées pour croquer la vie et un croissant avant de rejoindre leurs destins personnels. Elles m'avaient proposé de me joindre à elles pour partager leurs cafés, leurs élucubrations matinales sur les maladies infantiles, les hommes, le boulot et l'ennui. Leurs pas les guidaient toujours vers la même terrasse, penchée le long du canal pour mieux voir l'eau. C'était l'heure délicieuse où, leurs époux partis au travail, elles reluquaient sans fin et sans complexe les pantalons de toile gommée des employés municipaux en arrachant aux hommes leur masque de sérieux, leurs faux airs de vertu, mettant à nu leur unique pensée.

Je ne parlais pas français, je ne le parle toujours pas. Bien trop d'efforts pour moi. Le sens de leurs propos m'apparaissait dans leurs sourires, les étoiles dans leurs yeux, échos de mes propres pensées. Je savais que les traductions qu'elles me faisaient de leurs fous rires n'étaient que partielles, soigneusement édulcorées de tout ce que j'aurais si fort aimé entendre en version originale. J'étais heureux, passif, comblé comme peut l'être le seul homme intégré à une bande de filles épanouies comme des fruits mûrs et relativement dessalées. Je sentais que l'automne serait faste.

Jeanne, tardivement revenue de vacances, avait rejoint le groupe au bout d'une quinzaine de jours, saluée par les ovations sans réserve des copines, et les fous rires avaient doublé. Souvent, les autres filles avaient regretté son absence, sa verve et son humour. Elle avait fait l'objet de bien des traductions, je l'attendais, et je savais déjà tout d'elle. Presque tout.

Ce que j'en ignorais encore me heurta de plein fouet au moment où je la vis rejoindre le groupe à pas chaloupés. Elle était légèrement boiteuse, et la plus sexy des femmes que j'aie vues à ce jour. Je sus à l'instant même qu'elle allait me hanter. Elle avait chaleureusement embrassé ses amies, et j'espérais déjà ma main furtive sur son épaule dénudée quand les autres m'avaient présenté. J'eus droit à une révérence moqueuse que je la soupçonnai avoir préméditée d'aussi loin qu'elle avait senti sur elle mon regard. Par une de ces mystérieuses alchimies des moments rares, je m'étais à cet instant, pour la première fois de ma vie, senti si intensément conquérant malgré l'omniprésente conscience de mon intrinsèque laideur qu'elle m'avait choisi pour proie, me conférant ainsi ma première beauté. Elle savait pourtant déjà l'inévitable distance qu'elle mettrait entre nous pour mieux nous rapprocher. Et sa révérence fut avant tout une prise de possession, apparence de salut courtois autant que mise à l'index.

Elle m'avait, en pliant le genou devant moi, par défi, lié à elle bien plus sûrement qu'elle ne l'eut fait par un baiser. Je me plaçai derrière elle sur le chemin du café matinal, et je laissai errer sur ses formes de délirantes pensées.

Les filles m'avaient dit que Jeanne écrivait comme personne des poésies bouffonnes qui les mettaient invariablement de bonne humeur pour le reste de la journée. Elle tenait ce matin là sous son bras son carton à histoires, pressée par les autres filles de livrer les nouvelles. Son demi tour abrupt ne me laissa guère le temps de dissimuler. Son sourire se fit d'autant plus moqueur. Elle s'adressa à moi, pour la première fois, dans un anglais châtié. L'anglais des universitaires, avec une pointe d'accent français. So lovely. Les autres filles aussi firent volte face, et commencèrent à marcher à reculons pour mieux suivre le début de ce premier dialogue. Mes mains s'étaient crispées sur les poignées de mon vélo dès les premiers mots de l'apostrophe.

Elle voulait savoir si j'étais moi aussi mère de famille, si je parlais français, si je voulais apprendre, si je mettais du sucre dans mon café, si je votais pour les républicains. Je répondis sommairement à ses questions. Oui, non, oui, oui, non, bien sûr que non.

J'avais retenu ma respiration le temps de lire dans son regard que j'avais tout juste. Elle s'était assise à côté de moi à la terrasse, et m'avait immédiatement proposé de devenir mon professeur attitré si j'acceptais de lui donner chaque jour la dose de sucre en poudre qui accompagnait le café. Les autres filles, pendant ce temps, avaient dévalisé son carton à textes et lisaient, hilares, de courts textes en vers. Je demandai une traduction qu'elle refusa. Il s'agissait de satires domestiques réservées aux mères de famille francophones. Elle me fit remarquer, narquoise, que je ne remplissais que l'une des deux conditions. Ne me restait plus qu'à me montrer suffisamment bon élève pour espérer les comprendre un jour en version originale.

Leurs cafés étaient réglés à la minute près. Une heure. Elles s'octroyaient chaque jour une heure de récréation collective et repartaient chacune vers leur foyer. Jeanne seule resta pour la première leçon.

Je voulus aborder le sujet de ses honoraires, ses prétentions sur le sachet de sucre me paraissant bien dérisoires. Elle me répondit que l'occasion de pratiquer l'anglais, qu'elle n'avait pas parlé depuis longtemps, constituait une compensation largement suffisante si je m'engageais à corriger ses erreurs, et se mit à me désigner les choses insignifiantes de son décor, en m'incitant à répéter les mots avec exactitude. J'essayais de me montrer attentif, et d'oublier sa bouche. Je fixai ses yeux. Elle m'enjoignit de clore les miens et de me faire oreille pure. Je guettai sous mes paupières l'arrondi de celle qui émergeait de ses cheveux noirs luisants de soleil. Sa voix me guidait, joueuse, maîtresse de mes sens. Je n'entendais plus les mots sans histoires qu'elle me répétait en riant de mon écho bâtard. Renversé sur ma chaise dans la mare de lumière, je n'osai plus ouvrir les yeux avant qu'un long silence ne me ramène au jour. Elle avait changé de place. Accroupie sur la chaise de fer, dans l'ombre du auvent, elle léchait du bout de la langue le sucre en poudre qu'elle avait renversé dans le creux de sa main. D'un sourire, elle désigna la tache blanche : sucre. J'essayai le mot pour me libérer du sourire. Je devais être loin du compte. Je me foutais complètement du sucre. J'étais assis en cet instant précis à la droite de Dieu. Elle me déclara le pire élève de sa carrière, me souffla au nez le reste de sucre, et frottant sa main sur la toile du jean, elle me donna rendez-vous au lendemain avec un carnet et un crayon pour y noter les premiers mots.

Si son aspect, aussi frêle qu'assuré, m'avait foudroyé de très loin, le charme qu'elle avait déployé de plus près m'avait touché bien plus profondément. Elle employait les mots comme personne, et m'avait dicté les premiers de notre histoire. Café, Sucre et Sourire. Et d'autres, mais avec un sens si nouveau que je peinais à les reconnaître. Sea, Sex and Sun. Il y manquait la mer. Je ne doutais pas qu'elle puisse la faire surgir à volonté, par simple évocation, pour m'y engloutir à jamais. Cette fille était une allégorie de vacances. Je sentais chez elle le même amour du rythme qui m'avait toujours pénétré, de la précision déroutante des adjectifs incongrus, le goût du double sens. Cela transparaissait même dans une langue qui n'était pas la sienne, elle s'était montrée aussi intuitive qu'une marmotte, et maîtrisait l'anglais à un niveau bien supérieur à celui des autres filles, dès qu'on sortait des banalités d'usage. Ses copines lui avaient d'ailleurs laissé le monopole de la traduction dès le premier instant, faisant ainsi d'elle mon interlocutrice privilégiée et bientôt incontournable. Le discours général y avait indubitablement gagné en nuance et en saveur. Elle possédait le goût des mots, le goût des sens, et pas seulement ceux des mots. Une seule chose me gênait, elle avait réussi à mentionner trois fois en une heure l'existence d'un époux, visiblement légitime et passionné. En la quittant ce jour là, l'idée me vint, déplaisante, qu'il me faudrait peut être m'en tenir à Sea and Sun, voire à Sun tout court, du moins jusqu'au début de l'hiver.

Cette fille était à la fois claire et déroutante. Elle compensait d'emblée l'appel de son sourire par la dérision du propos qui l'accompagnait, m'enchaînait sans finalement promettre rien d'autre que l'humour, et je craignais que sa révérence n'eut été une façon de me signifier, par l'absence de contact, tout ce que le jeu comportait pour elle d'incontournables règles. Elle m'attachait à son pieu avec un chapelet de saucisses que je pouvais déguster librement, mais seul.

Je continuai à prendre avec elle des leçons de français. Chaotiques. Elle venait plusieurs jours de suite, s'appliquait à m'inventer une phonétique personnalisée, testait, me disait-elle, des méthodes expérimentales pour attardés mentaux en provoquant mon regard par des décolletés vertigineux pour exhiber le jour suivant, sous prétexte d'automne précoce, le plus vieux pull de son jules par-dessus le plus déformé des siens. Puis elle disparaissait sans autre explication, pour m'infliger encore une délicieuse et douloureuse révérence quand je la retrouvais trois ou quatre ou dix jours plus tard devant l'entrée de l'école. J'avais, une fois ou deux, tenté de frôler ses doigts au dessus de la feuille de papier où elle déclinait d'obscures conjugaisons, mais un coup de crayon bien placé par mégarde m'avait dissuadé.

Elle ne me tolérait, finalement, que comme un jeu passager et gratifiant, entièrement soumis à ses règles et à ses désirs. Un jeu qui me faisait penser à une version moderne de la belle et la bête. Elle prenait un réel plaisir à m'enseigner les rudiments de sa langue tout en manoeuvrant de façon à faire échouer chacune de mes tentatives de me concentrer sur son discours. Sensible à mon désir, elle se faisait à chaque rencontre plus aguichante et plus ingénue, libertine et réservée, toujours plus claire et ambiguë, et je sortais de nos rendez vous pédagogiques dans un état proche de l'hébétude, victime de faiblesses diffuses du sternum aux genoux. A chacune de mes tentatives d'établir un contact physique, aussi léger soit-il, elle répondait par un sarcasme, une dérobade, ajustant la célérité de ses retraites à celles de mes attaques. A l'inverse, si je jouais l'indifférence, elle s'employait à faire renaître mes élans qui la flattaient autant qu'elle s'en défiait.

Quand poussé à bout de patience par son jeu, je lui avais, sans autre détour, offert mon corps, elle avait en riant décliné ma proposition, arguant que son frigo était déjà pourvu en viande, et m'avait planté là, oscillant entre rire et colère, conscient qu'il me serait désormais encore plus difficile de l'attirer dans mes filets.

De nature curieuse, elle m'interrogeait souvent sur les mœurs américaines, et nous passions autant de temps à échanger, toujours en anglais, des considérations politiques ou sociales, philosophiques ou religieuses qu'à me faire progresser dans la langue de ce fameux Molière dont j'ignorais tout avant de la connaître.

Je décidai d'user sans vergogne de cette nécessité viscérale que j'avais remarquée chez elle d'énoncer clairement chaque pensée pour la placer en face de ses contradictions et l'amener à choisir une bonne fois entre l'eau et la barque.

Ce fut en vain. Elle savait, comme les dauphins, jouer librement de l'air et de l'eau pour jouir impunément de la caresse du soleil.

Je lui parlai de volupté et de passion, pressé de la convaincre de la profondeur des gouffres où elle m'entraînait, désireux de l'entendre m'expliquer, par un sophisme à sa manière, les raisons qui pouvaient la pousser à passer tant de temps à jouer avec moi son jeu stérile et destructeur.

Négligeant le particulier, elle répondit à ma question, en citant Nietszche, qu'elle vivait de la volupté dans ses rêves, mais tenait en lisière ses mots et ses pensées pour que les porcs et les exaltés ne fissent pas irruption dans ses jardins. Ce fut cette réplique qui me donna l'idée qui me permettrait de renverser la situation et de la mettre, enfin, à ma merci.

Elle n'aimait de la séduction que le jeu, tirait son assurance de la certitude de ma défaite. Provoquait pour mieux se dérober, mettant partout des garde-fous pour elle et semant pour moi autant de pièges. Elle savait que je la voulais, accroissait chaque jour mon désir par quelque nouvelle manœuvre, suggérait sans jamais engager clairement son discours, feignait de ne pas entendre le double sens du mien. Nos conversations étaient devenues des chefs d'œuvre de discours indirect, de silences pesés, de mots absents.

Je l'aurais par sa seule faiblesse, par le biais de son propre jeu. Je l'aurais en paroles, en aveu. J'avais en perspective trois mois que je mettrais à profit pour la faire parler. Elle aimait trop ce genre de joute pour résister à cette tentation là. Puisque le refus de céder à d'autres tentations, les miennes, tout en taisant les siennes propres était pour elle l'ultime victoire, je ferais basculer l'enjeu et provoquerais en elle la plus amère des défaites.

Je n'avais plus à ce moment là le moindre espoir de sentir de près son odeur, de découvrir enfin la texture et le grain de sa peau. J'étais malade, brûlant de frustration, vacillant de tendresse contenue. Je voulais posséder au moins l'aveu de son désir. Mes phrases pour elle se firent encore plus étudiées, le moindre de mes propos laissait transparaître, en filigrane, mes plus intimes pensées. Elle en souriait quelquefois, mais poursuivait son jeu sans que j'arrive à la faire entrer dans le mien. Je misais sur sa curiosité pour les vocables inconnus afin de provoquer des demandes d'explications précises, mais je me retrouvais souvent seul à la table qui nous séparait - jamais plus elle ne s'était assise à côté de moi- au moment où je touchais trop explicitement au champ de ses silences. Elle se levait alors sur un furtif « sorry » s'en allait moucher un gamin qui jetait des cailloux sur un cygne, s'attardait un instant à viser elle aussi l'animal, et revenait enfin pour reprendre notre conversation à des lieues de sujets qui eussent pu la soumettre.

Mon seul progrès était que nous avions dorénavant abandonné presque complètement les leçons de français pour les douceurs de la conversation, le partage et la confrontation des idées, et qu'elle ne semblait pas s'en rendre compte. J'étais devenu à ce moment là de notre histoire aussi dépendant de son regard sur les choses, de sa tournure d'esprit, de son humour qu'on peut l'être d'une drogue. Elle me livrait d'ailleurs sans réticence ses vérités qui mêlaient toujours finesse et dérision, faisant surgir, par le prisme de son regard sur les réalités les plus banales, des scènes dont elle seule avait discerné l'exotisme et l'inattendu. Je m'entraînais, quand j'étais seul, à imaginer la façon dont elle aurait rendu compte des tranches de vies qui se débitaient sous mes yeux dans les rues, et je portais dorénavant en moi le goût de son esprit aussi haut que je portais plus bas le désir de son corps.

Les semaines passaient vite. Les semaines avec ou sans elle. Elle évitait avec facilité les pièges grossiers que me dictait mon impatience, et je voyais arriver l'échéance de décembre avec amertume et résignation. La pulsion brute qui m'avait porté au début s'était muée en véritable soumission, et j'étais devenu, au fil de ses phrases, ce qu'elle m'avait voulu : créature intelligente mais asservie, inapte à me servir de ma philosophie pour me libérer de la sienne, malgré mon doctorat en la matière et le caractère toujours opportuniste de ses raisonnements. Conscient que je ne l'aurais pas, mais plus avide encore, du fait de cette certitude, de son esprit que de ses reins.

J'avais joué et j'avais perdu. Elle m'avait joué et je m'étais perdu. L'hiver m'envahissait. Norma s'activait à ranger dans des cartons nos bribes de vie française comme autant de trésors. L'heure du dernier café s'annonçait et c'est à cette ultime chance que je pensais en me couchant le dernier soir. Il y aurait une dernière matinée, un dernier échange de regards, une dernière dérobade. La seule consolation qui me vint à l'esprit avant de m'endormir fut que je pourrais bientôt à nouveau sucrer mon café le matin et que mes maux d'estomac ne seraient plus que la conséquence de mes regrets. Dans un sursaut de sagesse, je décidai de tirer un trait sur mes rêves. De redevenir celui que je n'aurais pas dû cesser d'être, mais qui me semblait si lointain à présent. Et pourtant le portrait qu'elle avait peint de moi au cours de cet automne était trop gratifiant, malgré ma perte de libre arbitre, pour que je le remise dans un quelconque grenier où il pourrait vieillir à la manière d'un Dorian Gray, affichant sur ses molles bajoues les traces de sa concupiscence, cernant ses yeux battus de la tristesse de perdre ce qu'elle m'accordait en partage. Je dormis peu. Nous avions aimé ensemble la même littérature, elle par amour des mots, moi par amour des siens. Sans avoir jamais écouté ensemble la même musique, nous avions échangé d'intenses mélodies, testé le grincement de dissonances osées, partagé l'émoi du chant continu et plaintif des violons, rejeté avec dégoût les vulgarités pianistiques, avec toujours, entre elle et moi, la table de marbre aux coins carrés. Aux fêtes entre copines, elle n'était jamais apparue, et j'avais si souvent caressé le velours des banquettes en pensant y sentir sa main que certaines d'entre elles garderaient à jamais l'empreinte de ma souffrance.

J'avais espéré la retrouver seule au matin, lui faire des adieux parfaits. Arracher peut-être, enfin, l'esquisse d'un aveu dans le tremblement de ses lèvres.

Elles m'attendaient devant l'école, en comité restreint, certes, mais pas assez pour moi. Les cinq habituées m'avaient accueilli avec enthousiasme, m'accablant en aveugles de leurs veux de retour. Elle seule mit un bémol de dérision à mes retrouvailles avec l'Amérique profonde, qu'elle n'aimait guère. Je payai les cafés, lui abandonnai une dernière fois le sachet bleu et blanc qu'elle vida sans me regarder dans le creux de sa main. Norma m'attendait pour fermer l'appartement et charger les valises. J'embrassai une à une les filles qui s'étaient levées, les serrai dans mes bras pour leur faire mes adieux, me plaçai insidieusement sur la route de Jeanne, entre la table et la chaise pour lui couper toute retraite. Posément, elle remettait sa veste, son chapeau, son foulard, et glissait sous la table pour réapparaître hors de ma portée, brandissant joyeusement la pièce de deux centimes qu'elle avait ramassée à terre. Sans me quitter des yeux, elle s'inclina pour une dernière révérence, plus profondément et narquoisement que jamais, me souhaita bon retour, et poussant de l'épaule la lourde porte de verre, disparut dans le vent.

Quand je gagnai le trottoir à mon tour, elle était déjà loin, se retournait, agitait la main dans un ultime sourire, et revenant sur ses pas, me priait de prendre soin de moi, sans ironie, sans faux semblant. Puis, posant sa main sur ma nuque, elle m'embrassa, collant sans vaine pudeur tout son corps au mien, laissant couler de sa bouche à la mienne tout ce que dans les mots de passion et de volupté elle avait tu jusque là de bonheur et de frustration, de douceur et d'amertume, de retenue et d'abandon, m'offrant enfin le goût charnel de ses contradictions et, dans un parfait silence, l'aveu que je n'espérais plus.

Je ne la vis pas partir. J'avais fermé les yeux sur cet unique contact, conscient que les étoiles qu'elle avait mises sous mes paupières me tiendraient pour longtemps lieu de soleil et de chaleur. Je repartis en emportant d'elle ce baiser, l'écho du son de sa voix qui agençait les mots au goût de son esprit, et son prénom, aussi doux et inutile qu'une étoffe de soie.

Jeanne.

 

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Swans -- ISSN: 1554-4915
URL for this work: http://www.swans.com/library/art17/marier59.html
Published July 4, 2011



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