Swans Commentary » swans.com 5 décembre 2011  

 


 

 

Swans en français

 

Les deux ailes envolées d'Allain Leprest
 

 

Christian Cottard

 

 

 

 

(Swans - 5 décembre 2011)  

La langue bleuie,
Les bras ballants
Pesant l'oubli,
Le cœur moins lourd,
Trois p'tits tours
Autour d'un nœud coulant
Fiers capitaines au long court,
Voyagent en cerf-volant
Priez pour les morts d'amour
S'enlacer, se départir
Pour le pire et pour le pire
Un vol aller, sans retour
Que vivent les morts d'amour.

Que vivent les morts d'amour... Ultime texte de Leprest chanteur mort d'amour. Le poète s'est donné la mort à Antraigues en Ardèche, le 15 Août 2011. Il avait cinquante sept ans.

« Allain Leprest est un poète qui tue les bisons en short. » Loïc Lantoine (autre chanteur français).

Cette nuit d'été, c'est un homme fatigué qui n'arrivait plus à trouver le sommeil. Il venait de finir une bouteille. Une du rouge d'ici. Il tournait dans la nuit de cette maison où d'autres, eux dormaient. La soirée avait été agitée, généreuse et animée. On avait parlé, bu et reparlé et rebu, chanté, un peu, partagé, beaucoup. À l'instant du coucher, personne n'avait rien remarqué de particulier. Dans sa vie, l'homme épuisé en avait vidé des centaines d'autres avant celle de cette nuit. Il allait mal, il connaissait ça par cœur, il avait écrit là dessus :

Cet animal familier, ce chien que tu traînes
Dans les couloirs et les vieux escaliers du corps
Il est un peu méchant, pas très beau mais tu l'aimes
Il tire vers les ponts, le soir, quand tu le sors
Et tu as beau être son maître, tu le crains
Le chagrin

Son couteau à douleur et sa gouge artisane
A sculpter des oiseaux de bois sur les potences
Des épines aux lilas, des pétales aux larmes
Et tout le désespoir qu'il faut à l'espérance
C'est le meilleur de toi qui brille dans l'écrin
Du chagrin

Il s'est levé, il a erré dans la maison beaucoup trop silencieuse, il est allé dans la salle de bain. Il s'est à peine vu dans la glace. Ce qu'il a aperçu, il l'a mal supporté. Il a accroché une ceinture de coton quelque part, il se l'est mise autour du cou et il s'est laissé descendre. C'est tout. Un point, c'est tout. Il a définitivement tordu le cou à ce chagrin qui le rongeait. Personne dans la maison n'a rien entendu. On l'a retrouvé comme ça au petit matin. Son corps mort. Pour toujours.

L'homme qui s'est pendu était rescapé de trois guerres en presque vainqueur. La première qu'il menait sans trop combattre contre un ennemi d'une puissance de feu considérable, un extraordinaire faux ami, l'alcool qui n'a rien enlevé à son immense talent d'écriture, mais ne lui a rien apporté non plus. Les deux autres ? Il avait jusque là terrassé un cancer des poumons, puis une tumeur du cerveau. Il était guéri de ces deux là. Mais sans doute pas du chagrin. De celui qui vous assiège, la nuit quand la maison et ceux qui y vivent dorment à poings fermés.

Allain Leprest était, est un joaillier, auteur de pépites, il avait de ces fulgurances qui vous laissent l'âme en ébullition, le cœur ébloui. Il avait aussi eu le bonheur de rencontrer un habilleur aussi talentueux que lui. Romain Didier cousait des merveilles de mélodies aux mots d'Allain...

Elles sont mille, elles sont dix mille il suffit de les lire ou de les entendre :

Qu'est c'que t'as franginette ? C'est drôle, t'es plus la même
Celle qui tachait ma piaule d'éclaboussures de robes...

Ou encore dans Bilou:

Bilou ma belle idiote, ça s'rait trop moche, dis
Si ça couvait aussi chez toi cette langueur
Qu'est comme une maladie qu'est pas une maladie
Qu'on croit qu'ça vient du coeur et qu'on n'a rien au coeur
Qu'un invisible clou
Bilou

Qu'est c'que t'as ma jumelle, qu'on croit inguérissable
Qui use les regards dans des boîtes de kleenex
Qu'enlise chaque pas sous des tonnes de sable
Qui sert du bouillon fade dans des verres en pyrex
Qui rend les photos floues ?
Bilou

Ou dans La Passous

Sans maître, sans collier
Tout un chien se promène
Sur le dos de la digue

Ou dans Le copain de mon père :

Les souv'nirs sont des miettes
Ca fait dix mille repas

Il y en a comme ça dans presque chaque strophe de presque chaque texte. Allain avait ce don là de convoquer des images que personne d'autre que lui ne pouvait convoquer :

Où vont les chevaux quand ils dorment ?
Y a pas d'amour, y a pas d'orchestre
Tout ça se passe dans ta tête
Cendrillon a laissé
Au fond d'un cendrier
La cendre de ses gestes

Ou dans la même valse :

Tu valseras pour rien mon vieux,
La belle que tu serres dans tes yeux
Ce n'est pas de l'amour
C'est une envie d'amour,
Tu valses avec une ombre

Ou dans Le Passous-Cotentin d'où il était né :

Je t'écris de janvier
Cotentin - Le Passous
Mes cheveux sont troués
Mon cœur fait une escale
On est premier de l'an
Jour Perrier, un poil saoul
La mer est verticale.

Ou encore :

Guernesey ¨C L'horizon
A ses lèvres humides
Sur le sable boueux
Un gosse écrit des tags
On entend dans la rue
Battre les pas liquides
Du troupeau vert des vagues

Bien mieux que quiconque, il dressait des portraits d'humains magnifiques à commencer par lui-même :

J'étais un jeudi vide
Qui léchait des carreaux
Aux lucarnes des chambres
Sur des feuilles humides
Plongeant son coeur idiot
En habit de scaphandre
Papa s'appelait papa
La rue s'appelait pas
Elle venait toute seule
Lancer sous la fenêtre
Quelques refrains à naître
Des taches plein la gueule

Ou dans Mec :

Mec, tu dis jamais rien et moi je cause, je cause
Quand j'ai rien à te dire, je te parle de tout
J'fais comme si ton silence racontait la même chose
On préfère les muets quand on a du bagout
On se vend les questions et les mensonges avec, mec
T'as beau êt' silencieux, j'entends quand t'es pas là
J'te dirai pas qu'ça fait comme une main qui manque
Même dans les chansons cons y a des trucs qu'on dit pas
Qu'c'est moche quand t'es parti ou qu'je t'aime par exemple
Ça j'te d'l'rai jamais, j'te l'dirai pas, mais presque, mec

Ou dans le père La pouille :

"Lapin peaux, peaux d'lapin, peaux !"

On l'entendait du bout d'la rue
Poussi, poussa, bossi, bossu
L'père Lapue
Il puait mauvais, à rendre sourd
Mais c'était pas des raisons pour
L'priver d'bonjour
Ca empêche pas les épiciers
D'serrer la main à deux poignets
Aux poissonniers

"Lapin peaux, peaux d'lapin, peau"

Allain les aimait, les gens, jusqu'à les chanter :

Gens que j'aime
Qui se partagent, qui se livrent,
Qui se lisent comme des livres,
Qui dorment sans drap sur le cœur

Gens que j'aime me sont restés
De tous les chemins traversés
Sans le moindre aveu décousu
Et n'en eurent jamais raison

Le vent ni sa gifle traîtresse
Ou ses feuilles moche saison
La branche ou le carnet d'adresse
Dix doigts c'est bien pour se compter
On ne rajoute pas d'allumettes
On est si peu de ce côté
Ah, ce que nos mains sont bien faites !

Allain était aussi une voix. Rauque à merveille, abîmée, éraillée, sur le fil d'un rasoir deux âmes, comme un Waits du Cotentin. Et ses mains...Allain était aussi un de ces chanteurs à deux mains. Il faut l'avoir vu et entendu sur scène chanter, enfin chanter, sur vivre Ya rien qui s'passe :

Omaha Beach ou Saint-Malo
La mer vient, repart et revient
Elle s'échine à faire son boulot
Que pourtant, ça la mène à rien
La mer, c'est comme tout, on s'en lasse
Quand elle aura léché la côte
On attendra la marée basse
Puis après... ben la marée haute !
Ya rien qui s'passe !

Est-ce que le mal de vivre fait de la vie un mal? Non. Rien ne vaut le malheur de vivre. Il arrive parfois, « à certaines heures pâles de la nuit » que cette souffrance devienne insupportable... Comme bien d'autres avant lui et malheureusement sans doute des tas d'autres après, en cette nuit du quinze au seize Août, Allain Leprest en est mort et nous sommes désormais orphelins de ses mots à venir.

Ami, pardon, c'est à ton rire que j'accroche
Son manteau qui me tient bien froid quand il fait froid
Une enveloppe bleue déchirée dans la poche
Eteignez en sortant, et ne me plaignez pas,
Plaignez plutôt celui que n'a jamais étreint
Le chagrin Le chagrin...

Allain c'est une œuvre à découvrir, une œuvre trop vite abrégée mais immense. Allain est un immense auteur. On s'en rendra vite compte. N'attendons pas la retraite, pour ça...

Tiens, c'est le fond de la bouteille
ça y est nous voilà vieux ma vieille
Des vrais vieux qui trient les lentilles
Des vieux de la tête aux béquilles
Tiens voilà le bout de la rue
On souffle comme qui l'aurait cru
Du temps qu'on vivait à grand pas
Du temps qu'on leur en voulait pas
Aux étoiles de disparaître.
La retraite !

Regarde, Allain, tu n'es pas tout à fait mort puisque pour tous ceux qui vont te découvrir à partir d'aujourd'hui tes mots eux, vont vivre encore...

À nous, qui te connaissions déjà, il ne nous restera plus qu'à venir arroser tes fleurs une fois par semaine...

 

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Swans -- ISSN: 1554-4915
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Published December 5, 2011



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