Swans Commentary » swans.com 12 septembre 2011  

 


 

 

Swans en français

 

Leurs deux prénoms
 

 

Christian Cottard

 

Nouvelle

 

 

(Swans - 12 septembre 2011)   Ils étaient nés la même année.

Leurs deux prénoms disaient leur âge.

Ils ne se servaient que d'eux. Tout au long de leur longue vie commune, ils ne s'étaient jamais affublés de surnoms tendrement stupides. L'infinie tendresse qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre n'était jamais passée par ces artifices. Ils avaient même un temps songé à se vouvoyer et puis, ils avaient renoncé. Ce n'était pas de leur classe. Ils se disaient à la colle... comme ils aimaient à le penser depuis bien bien longtemps. Eux deux, seuls.

Ils n'avaient pas, non plus souhaité avoir d'enfant. Le notre, si l'on veut vraiment en avoir un, sera notre amour s'étaient-ils dit au tout début de leur voyage. C'est que ça demande une attention particulière si on veut éviter qu'il se dilue dans le temps... Et comme on a l'intention de rester ensemble jusqu'au bout du bout... Mais bien sûr, mais bien sûr... Murmuraient les autres dans leur dos. Et puis, les autres s'étaient séparés ou étaient morts alors qu'eux se tenaient encore les mains, ensemble. Eux se regardaient toujours émerveillés comme on regarde une pile de verres en cristal posée dans le lit du vent.

Ils ne faisaient rien l'un sans l'autre. Ou alors parfois une séparation de quelques heures pour frissonner, pour éprouver le manque, la peur d'être sans, l'inquiétude... Ils avaient passé leurs vies à bâtir ce miracle comme on construit un mur de pierres sèches. Il faut d'abord les arracher à la terre, puis les façonner, puis les assembler, entre elles. Leur amour c'était ça : un mur de pierres sèches qu'ils avaient érigé comme une passerelle entre eux et le monde.

Des deux, c'était elle la femme forte, la poigne, la main. Enfin c'est ce qu'ils donnaient à voir. Lui se glissait bien dans le personnage du dirigé, du mené par le nez. Lui, répétait à qui voulait l'entendre que pour tout ça il faut s'adresser à elle, c'est elle qui sait, c'est elle qui s'occupe de ça, c'est elle qui décide. De cette façon, il avait la paix. On ne l'embêtait pas avec les contingences, les paperasses, les comptes, les obligations, le devoir. A propos de tout ça, on ne lui demandait rien. On savait qu'il n'aurait pas su.

En vrai, quand ils s'étaient réparti les tâches, elle lui avait laissé le futile, le surprenant, l'incongru, le sel, quoi. Ils s'en étaient accommodés. Ils en avaient même rajouté pour l'extérieur, pour la galerie.

Ainsi quand ils travaillaient, ils avaient ensemble tenu une boutique de vaisselle et droguerie en haut de la rue Monge. Elle tenait les comptes et la vente et lui s'occupait des relations publiques et de la manutention. Pour les relations publiques, son boulot était d'aller descendre un canon avec les fournisseurs, les représentants ou même les clients. Le soir, il rangeait la vitrine et descendait les rideaux de fer. Quand il lui arrivait de casser une coupe de fruits en pâte de verre, elle caressait bienveillante : « Il n'y a que ceux qui ne font rien à qui il n'arrive rien ! » Pendant qu'il préparait la boutique pour le lendemain, elle, debout contre la caisse, elle s'allumait une celtique et en la gardant au coin des lèvres, elle faisait les comptes de la journée en l'encourageant quand cela devenait lourd.

Ils vivaient dans l'arrière boutique, deux pièces sombres comme un cœur de cendrillon qui tremblaient de tous leurs meubles à chaque passage du métro sous leurs oreillers.

On parlait encore, dans le quartier de l'exploit qu'elle avait accompli pendant la guerre. Son homme avait été mobilisé en quarante et était parti comme de milliers d'autres la peur au ventre et la fleur au fusil.

Quelques jours après la débandade générale, elle avait appris, on n'a jamais su comment, qu'il avait été rapatrié sur FOIX et qu'il attendait d'être démobilisé sur place. Ni une ni deux, le soir même elle enfourchait un vélo, quittait la rue Monge et descendait le rejoindre... Elle avait filé grand Sud, traversant un pays dévasté par la guerre en pédalant d'une seule force : LE voir, lui qui était revenu vivant... Plus de sept cent kilomètres en cinq jours en dormant la nuit dans les granges...

Quand il avait été libéré, ils sont remontés en train et on rouvert boutique. Sans médaille, sans décoration, sans discours.

Puis les années ont passé. Ils ont fini par vendre le commerce et l'arrière boutique quand il n'a plus pu manipuler le lourd à cause de son dos. Ils n'avaient cotisé à rien, alors ils ont parié de vivre sur l'argent de la vente bien entamé après l'achat d'un studio en ville. Ce qui leur importait c'était de rester ensemble.

Désormais, leur vie tenait en peu de chose.

On se débrouille sans rien demander à personne se disaient-ils. Le monde a assez à faire pour n'avoir pas à s'occuper de nous. On ne veut rien de personne puisqu'on a tout ce qu'il nous faut. Nous. On est encore ensemble après toutes ces années, notre vie on l'a réussie là.

Pour les voir, ce n'était pas très difficile. Ils allaient au grand marché du Boulevard le samedi matin et parfois le mercredi, mais il ne fallait pas y venir de bonne heure. Ces jours là, ils s'habillaient comme en dimanche, se faisaient beaux, présentables, précisaient-ils. Ils avaient la matinée pour ça. Ils se sentaient aussi plus dignes.

Parce qu'eux le finissaient plutôt, le marché. A force, les commerçants avaient fini par les reconnaître et leur mettaient de côté ce qu'ils ne pouvaient pas vendre, ce qu'ils auraient jeté. S'ils préparaient une cagette pour eux deux, ils auraient pu le faire pour des tas d'autres.

Oui, parce que nous vivions désormais dans une saloperie de monde où des vieux qui avaient travaillé toute une entière vie avaient à peine de quoi survivre et étaient obligés de fouiller dans nos poubelles pour se nourrir...

Puis ils rentraient, épuisés, honteux, leurs cabas presque pleins à bouts de bras avec de quoi faire en légumes pour quelques jours.

Lucie est morte en Juin. De chagrin. Trois mois après le départ d'Alphonse. Du jour où il est parti, elle s'est étiolée comme un pied de tomate sans tuteur. A quatre vingt treize ans. On les a retrouvés allongés côte à côte sur leur lit. Ils s'étaient vidés de leur amour, leurs corps étaient presque secs.

Seuls, leurs deux prénoms disaient encore leur âge...

F I N...

 

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L'auteur

Christian Cottard est né en 1953 et vit à Velleron où il exerce la profession de professeur d'EPS. Il publie régulièrement sur son blog, C'est pour dire ...   (back)

 

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Published September 12, 2011



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