Swans Commentary » swans.com 22 mars, 2010  

 


 

La dame de la péniche aux camélias
 

 

Christine Spadaccini

 

 

Pic: "Condition féminine" - © 2006 Christine Spadaccini - Size: 11k

Condition féminine
Torroella de Montgri, Espagne
© 2006 Christine Spadaccini

 

 

(Swans - 22 mars, 2010)   Aujourd'hui c'est le 8 mars.

Anne monte sur le pont de la péniche pour prendre la température. Fraîche, très fraîche. Une aube en hiver se balade toute fière dans sa robe de frimas et vient lui mordre les joues de son petit air glacé. La Seine est sale, des milliers de rondelles en plastique flottent dans des auréoles de gazole, dernière pollution en date. Une radio lointaine martèle les quatre mots du jour : journée de la femme. C'est parti...

Journée de la femme par ci.

Une philosophe philosophe.

Journée de la femme par là.

Une militante milite.

Journée de la femme encore.

Une écrivain crie en vain.

Et encore.

Des femmes battues débattent.

Des femmes encore et encore.

Des femmes en corps, des femmes en cœur.

Décor de femmes.

Un chœur de femmes.

Journée de la femme.

On le répète tant et tant que les mots finissent par s'entrechoquer, journée-hé hé, se chevaucher, de la la-la, se faire des pieds de nez, femme-femme, journée, jour né, nez de la femme, journée deci-delà, de la femme, jour né de la femme, journée de la femme, le jour naît de la femme, femme, femme, autant de fois « femme » que de petites rondelles plastiques sur la surface de l'eau...

Stop à la pollution !

Anne, ma sœur Anne, ne sens-tu donc rien venir ? Jour-nez de la femme : dans le matin glacé, sur le pont, ces effluves délicats qui montent de ton mug « coz' you're the best ! », ceux plus corsés du fleuve et du terreau dont tu as garni les pots de tes camélias, ceux de l'air plein d'échappements malodorants et cette question qui flotte entre deux eaux : à quoi cela sert-il, une journée de la femme ? Qui est cette femme-totem que l'on célèbre aujourd'hui ? Est-ce toi ? Non, tu ne te reconnais pas dans celle-ci, ni celle-là d'ailleurs et cette autre non plus. Bon, là y'a un peu de toi, ici aussi, un zeste, une étincelle, un geste d'humeur, un refrain, un sourire. Femme-patchwork, tu te reconstitues de l'une à l'autre. Oui mais. Que célèbre-t-on au fait ? Une avancée ici et mille catastrophes là. Le chemin encore à parcourir. Un pas en avant et celles qui sont restées derrière...

Les gémissements de Marie au passage de La Galère ramènent Anne aux réalités de SA journée : lever les enfants, les préparer, se préparer, partir, boulot, rendez-vous, courir, pas le temps d'aller aux manifestations organisées. Mais cette femme la turlupine. Soudain elle est partout, on entend qu'elle, tellement la même, tellement différente. Les remous de La Galère n'en finissent pas de secouer la pauvre Marie. L'eau chahute le gros œuf dont Anne a fait son refuge, on entend les craquements des câbles épais qui se tendent à se briser, la péniche se cabre, sensible peut-être à un appel du large inaudible à l'oreille humaine et qui lui enjoint, à coups incessants de câlins sur ses joues de goudron, ses filins, d'aller filer un autre coton que celui des nuages de Paris et de délaisser la paix de sa niche d'amarres pour enfin se remettre à flots... Comme cette Marie, peut-être, qui a donné son nom au bateau. Marie était la femme de l'ancien propriétaire. Un batelier. Qui la battait. Elle s'est noyée au passage d'une écluse. Tombée à l'eau ? A-t-elle sauté ? L'a-t-on poussée ? Et La Galère qui continue de poursuivre cette pauvre Marie...

La Galère, elle, est un bateau-mouche léger qui va et vient sur la Seine avec sa charge de touristes frigorifiés. Sur le pont, d'autres femmes, en vacances. Des Américaines, des Japonaises, des Suisses, des Italiennes et des caméscopes qui enregistrent leurs sourires, les jambes des ponts de Paris et les tours de cette autre Dame, la Notre. La radio enchaîne les reportages, journée de la femme, infos : Kathryn Bigelow, première femme à remporter l'oscar du meilleur réalisateur à Hollywood. Et puis Titoune qui rentre chez elle, en Mayenne, après le salon de l'agriculture à Paris, Titoune, la plus grosse vache présentée au salon : 1200 kilos ! Meuh ! Anne sourit du raccourci. Puis croise le visage triste d'Aung San Su Kyi, c'est aussi sa journée. Et celle de Najlae, cette jeune Marocaine expulsée de France après s'être rendue au commissariat pour se plaindre des violences que lui faisait subir son frère. Police pas secourable. Et, sans préavis, l'info saute sur Lorena, retrouvée vidée de son sang au bord d'un chemin, près de la ville de Tunja, en Colombie. Lorena, c'était une mule. On pense que le coupable est le « Chupacabra », le « suceur de chèvres », ce monstre qui tue juste pour le plaisir de tuer, pauvre bête. Puis zoom sur Mandy Lamour en Haïti qui n'en finit pas de son deuil impossible. Pour enchaîner sur Julien Clerc qui chante « Femmes, je vous aime ». Cette fois, c'en est assez, femme ! Faut pas non plus pousser les rondelles en plastoc trop loin, que ne nous sert-on pas, ce matin, en ton nom, réagis, quoi!

Anne ressort sur le pont. Envie de se griller une blonde. Poupoupidou. Elle aspire la fumée de sa cigarette en regardant passer La Normandie, une péniche au ventre plombé de sable lourd. Dans la cabine de pilotage, elle aperçoit, entre deux nappes de brouillards matinaux, la silhouette d'une toute petite femme derrière un immense gouvernail bien plus haut qu'elle, si fragile devant cette grande roue qui tourne, destination destin. Elle lui fait penser à Guadalupe, son amie, là-bas, à Tijuana, qui lutte contre la maladie. Et à Lila qui se débat aussi contre un crabe. Et à Lucie qui cherche à sauver sa fille de cette mélancolie qui la grignote. Et à Jocelyne qui endure les humiliations de son mari. Et à Nathalie qui n'arrive pas à retrouver du boulot. Et à Lola qui se retrouve seule avec ses enfants. Et à Anke qui. Et à Michèle. Et... Bing, badaboum, floc, zzzzzzzing zzzzzzzzoung.

C'est la mouche du « Coche d'eau », un autre bateau à touristes, qui vient faire taper la Seine et bourdonner ses petits roulis contre les flancs de Marie. Anne se réveille soudain de sa litanie de douleurs. Sa cigarette s'est consumée dans le cendrier. « Tu es en cendres, en cendres ». Catherine Ringer chante Marcia dans la radio. Catherine qui a perdu son compagnon chante Marcia qui meurt d'un cancer. Deux de plus. Anne se demande pourquoi cette journée de la femme ne l'incite qu'à lister les avanies, les vilenies, les maladies qui frappent ses amies. Les femmes devraient sourire pourtant, c'est leur journée ! Pourquoi n'a-t-elle pas envie de sourire ? Pourquoi est-ce que tout cela l'énerve autant ? Un baiser à celui qui se sauve dans le petit matin. Elle accroche ses pensées au dos de l'homme. Tendre les relie.

La Frégate soudain déchire le fil de l'eau, c'est le zodiac de la Brigade Fluviale pour les secours, les urgences. Anne frissonne. Où est Aline ? Déjà trois tentatives de suicide. Et si elle avait sauté cette fois ?

Puis le calme revient. Entre chaque passage les cormorans repartent pêcher. Paris, la Seine et la journée de la femme s'effacent. On met le tout dans une petite boule de verre et on secoue, c'est joli de voir les oiseaux tournoyer comme des petits flocons de neige noire autour des bateaux. Anne trouve la vie bien jolie d'un coup, presque légère, elle enfile les galons de capitaine de son bateau entravé, ils ne peuvent aller à l'océan mais l'océan vient à eux, elle traque la vision poétique comme la mouette sa nourriture, son hublot aussi devient idéal. Les bestioles plongent dans l'eau remuée par les embarcations, sillages à merveilles...

Stop ! Et cette fichue pollution ? Les cormorans vont avaler ces satanées rondelles en plastique, et vont en crever, c'est sûr.

La Galère repasse.

Remous.

Anne regarde sa montre.

Elle est en retard, file.

Sa journée de femme sera bien remplie. Comme d'habitude. Ni plus. Ni moins. Avec juste un drôle d'arrière-goût étrange, un peu amer tout de même. Cela est bizarre de se faire remettre en mémoire l'existence de cette plaie qu'elle ne connaissait ni ne ressentait comme telle, qu'elle traînerait de naissance, ce fardeau, ce fado qu'on appelle féminité, et de voir le couteau y remuer dedans tout au long d'une journée. Il faudra qu'elle appelle sa sœur au retour, savoir si elle a ressenti ce drôle de même pas mal pour de faux, elle aussi. Cette femme dont c'est la journée a donc quelque chose de différent, de pas fini, de pas atteint. D'inatteignable, on dirait. Merde alors, c'est tout à fait ça ! s'exclamera-t-elle en découvrant la photo intitulée « condition féminine » envoyée par une copine. Puis elle retournera s'occuper de ses fleurs. S'il ne regèle pas, les camélias fleuriront tôt, cette année.

Ce soir, je suis rentrée en prenant mon temps.

J'ai longé le quai où est amarrée Marie en pensées. Longuement.

J'ai croisé des femmes.

Des hommes.

Des enfants.

Des regards.

Des sourires.

Des grimaces.

Des douleurs.

Des absences.

Une giboulée.

Trois canards.

Un chien.

Et la dame de la péniche aux camélias.

Tout ce qu'il faut pour faire un monde.

Pour faire une journée.

Aujourd'hui, c'était le 8 mars.

Rien à signaler.

Si.

La journée de la femme.

Une tempête dans un verre d'eau.

Une rondelle plastique de plus qui s'en est allée polluer la mer des bons sentiments.

Sur ce, je vous salue, les Maries.

Prenez garde à vos entrailles et rendez-vous dans un an pour voir si l'on va encore plus mal que mieux.

 

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L'auteur

Christine Spadaccini sur Swans. Born in 1965, Christine Spadaccini is a French author whose work includes two books, Aïe Love You (MiC-MaC, 2007) and Existe en Ciel (MiC-MaC, 2008), and the translation of Andrew Holleran's Grief -- Le passant chagrin (MiC-MaC, 2008). An adult novel, Le voyage en Argentique, and a book for children, Les idées zarbi du cafard Felu, will soon be published by Éditions Laura Mare. Spadaccini lives in Clermont Ferrand, France.   (back)

 

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Swans -- ISSN: 1554-4915
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Published March 22, 2010



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